Chapitre VI

 

Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent en chuintant au troisième étage, Prunille se tourna vers ses aînés pour leur souffler : « At’taleur ! », puis elle débarqua bravement dans un long couloir désert.

De part et d’autre de ce corridor s’alignaient des portes numérotées, nombres impairs d’un côté, nombres pairs de l’autre, et entre ces portes de grosses potiches montaient la garde, nettement plus grandes que Prunille mais nettement moins adorables. La petite s’avança, un peu incertaine, sur une carpette gris rat qui étouffait le bruit de ses pas. Se faire passer pour un groom afin de démêler ce qui se tramait dans un hôtel à perdre le nord n’était déjà pas facile pour ses aînés, mais pour une toute-petite à peine sortie de la phase bébé, la tâche relevait du tour de force.

Certes, au cours des derniers mois, Prunille avait fait de gros progrès. De quatre pattes elle était passée à deux seulement, son vocabulaire se rapprochait doucement de celui du commun des mortels, elle avait même un peu appris à cuisiner. Malgré tout, elle avait des doutes : pouvait-elle vraiment tenir le rôle d’une professionnelle de l’hôtellerie ? Tout en se dirigeant vers ses premiers clients, elle résolut d’adopter une attitude laconique – mot signifiant ici : « inspirée des habitants de la Laconie, légendairement peu bavards, et consistant à n’ouvrir la bouche qu’en cas d’absolue nécessité, de manière à ne pas attirer l’attention sur son âge tendre et sa relative inexpérience dans le métier ».

Lorsqu’elle arriva devant le 371, Prunille crut d’abord à une erreur. Frank – ou peut-être Ernest – avait assuré que des enseignants logeaient là, mais quel type d’enseignement pouvait donc expliquer les sons indescriptibles qui traversaient la porte ? La torture des petits animaux était-elle désormais au programme des collèges ? En tout cas, une bestiole non identifiée protestait là énergiquement, alternant cris perçants, couinements horribles, miaulements d’agonie, le tout entrecoupé de brefs instants presque mélodieux mais si abominablement bruyants que Prunille dut tambouriner à la porte avant d’être enfin entendue.

— Qui ose déranger un génie dans ses gammes ? s’informa une voix aussi tonitruante que familière.

— Groum ! lança Prunille.

— Groum ! singea la voix, d’un ton grinçant et haut perché que la petite reconnut sans peine.

Le doute n’était plus permis et la porte, en s’ouvrant, apporta confirmation. Dans son embrasure s’encadrait un individu que Prunille avait espéré ne plus jamais, jamais revoir.

Si vous avez un jour travaillé pour quelqu’un, puis, par la suite, cessé de travailler pour lui, vous savez déjà qu’il existe trois façons de quitter un employeur. Vous pouvez : a) claquer la porte ; b) vous faire mettre à cette même porte – en d’autres termes, vous faire virer ; c) obtenir une séparation à l’amiable. Claquer la porte, vous le savez sûrement, signifie que pour une raison x ou y votre employeur vous a déplu. Vous faire mettre à la porte, il va de soi, signifie que c’est vous qui avez déplu à votre employeur. Quant à la séparation dite à l’amiable, aucune amabilité là-dedans. L’expression signifie que vous n’aviez qu’une idée, claquer la porte, que votre employeur n’avait qu’une idée, vous virer, et que, prenant les devants, vous avez planté là le bureau, l’usine, le monastère ou autre lieu avant que l’un de vous ne passe à l’action le premier. Dans tous les cas de figure, il n’est jamais plaisant de se retrouver nez à nez avec un ancien employeur. C’est un rappel cruel, pour les deux parties concernées, de l’enfer vécu ensemble. En ce qui me concerne, je suis allé jusqu’à me jeter au bas d’un escalier plutôt que de me retrouver, ne fût-ce qu’un millième de seconde, nez à nez avec une modiste que j’avais fuie après avoir deviné la sinistre réalité qui se cachait sous ses voilettes – pour découvrir, l’instant d’après, que l’infirmier qui me plâtrait le bras n’était autre que le goujat qui nous avait virés de son orchestre, mon accordéon et moi, après trois représentations de certain opéra. Mais je digresse.

Il serait malaisé de dire si le bref stage de Prunille comme secrétaire au collège Prufrock avait pris fin sur une démission, une mise à la porte ou à l’amiable, le trio Baudelaire ayant quitté l’endroit après qu’une combine du comte Olaf eut bien failli réussir. Il n’en était pas moins déplaisant pour elle de se retrouver face au proviseur adjoint Nero.

— Qu’est-ce que c’est ? aboya l’intéressé, brandissant le malheureux violon dont il tirait ces sons inqualifiables.

Les quatre couettes hideuses qui lui hérissaient le crâne avaient doublé de longueur, constata Prunille, et doublé de hideur aussi, sans parler de la mocheté de cette cravate ornée d’escargots qu’il s’entêtait à porter.

— Zavéçonné, répondit Prunille, aussi laconique que possible.

— Zavéçonné, singea le bonhomme. Et alors ? J’ai bien le droit de sonner, non ? Est-ce une raison pour m’interrompre en plein exercice ? Pas plus tard que jeudi, autrement dit après-demain, j’ai un récital de la plus haute importance. Et je compte bien ne plus lâcher ce violon d’ici là.

— M. le principal ! geignit une voix par-derrière, elle aussi étrangement familière. S’il vous plaît, vous aviez dit que nous ferions une petite pause pour déjeuner.

Le principal adjoint se retourna vivement, faisant voltiger ses couettes hideuses, et Prunille découvrit, à sa consternation, que la suite 371 hébergeait deux autres personnes tout droit venues du passé Baudelaire. Mr Rémora, qui réclamait une pause, avait été le professeur de Violette au collège Prufrock – encore qu’il eût été difficile de dire ce qu’il enseignait, ses cours consistant à débiter de brefs récits sans queue ni tête tout en s’empiffrant de bananes au point de s’en tartiner la moustache, qu’il avait plus noire et drue qu’un pouce de gorille.

— Oui, et moi j’ai si faim que j’avalerais bien un quintal de riz, renchérit Mme Alose, qui avait été le professeur de Klaus.

Sa passion pour le système métrique n’avait manifestement pas faibli, mais en revanche, observait Prunille, son apparence avait changé. Par-dessus sa crinière sombre était perchée une petite perruque blond platine, calot de neige au sommet d’un pic, et sur ses yeux reposait un loup, mot signifiant ici : « masque de velours ou de satin noir recouvrant seulement le pourtour des yeux, très en vogue au XVIe siècle chez les dames de qualité mais aujourd’hui rarement porté, même par les professeurs, en dehors des bals masqués ».

— J’ai cru comprendre qu’au 954 il y avait un excellent restaurant indien, ajouta la dame.

En toute autre circonstance, Prunille aurait répondu : « Andiamo ! », ce qui était sa façon de dire : « Je vais vous y conduire, tout le plaisir est pour moi. » Mais elle redoutait, en ouvrant la bouche, de révéler sa véritable identité, aussi se contenta-t-elle, laconique, d’une gracieuse courbette devant ses clients tout en indiquant, de ses petites mains gantées, la direction des ascenseurs. Un bref instant, le principal adjoint parut déçu, puis il singea la courbette, ravi d’avoir trouvé comment se moquer d’un muet.

— Ne feriez-vous pas mieux de prendre votre butin avec vous, madame Alose ? suggéra Mr Rémora, désignant le fond de la pièce.

Mme Alose battit des cils derrière son loup.

— Oh non ! dit-elle. Non, je ne crois pas. Il sera plus en sécurité ici.

Prunille coula un regard vers le fond de la pièce et fit sa première observation de flâneur. Là-bas, sur une table, tout près d’une fenêtre avec vue sur la mer, s’empilaient des sacs joufflus sur lesquels était inscrit en grosses lettres :

 

PROPRIÉTÉ DU COMPTOIR D’ESCOMPTE PAL-ADSU & BANQUE DE GRUGES ASSOCIÉS.

 

La benjamine des Baudelaire voyait mal ce que venaient faire, dans cette chambre d’hôtel, des biens lui semblant fort appartenir à la banque de Mr Poe. Mais les deux professeurs et le proviseur adjoint piaffaient dans le couloir, ne lui laissant guère le temps de se creuser la cervelle. Toujours aussi laconique, elle ouvrit la voie en direction des ascenseurs, répétant dans sa tête : « 954, 954, 954…» Pourvu que ce fût le bon numéro ! Sinon, en l’absence de catalogue, où dénicher un restaurant indien dans cet hôtel à perdre le nord ?

— J’ai hâte de donner ce récital, déclara le proviseur adjoint comme le petit ascenseur entamait sa montée vers le neuvième étage. Tous ces critiques musicaux invités au cocktail vont être éblouis. Ma carrière va enfin prendre son essor. Adieu, collège Prufrock !

— Qui vous a dit qu’il y aurait des critiques musicaux à ce cocktail ? s’étonna Mr Remora. Mon invitation à moi précisait seulement : « Buffet. Bananes à discrétion. »

— La mienne non plus ne parlait pas de critiques musicaux, fit remarquer Mme Alose. Elle spécifiait seulement : « Champagne en l’honneur du système métrique. » On m’y demandait aussi d’apporter tous mes bijoux et objets de valeur afin de les faire peser et mesurer. Ma paie d’enseignante ne me permet pas de m’offrir des objets de valeur. Pour m’en procurer, j’ai dû me mettre un peu hors la loi.

— J’ai dû me mettre un peu hors la loi, singea Mr Nero de sa voix la plus flûtée. Vrai ! J’ai peine à croire que nous ayons été invités à la même réception, vous et moi. Un génie de mon envergure… Parions qu’Esmé d’Eschemizerre et son fiancé vous ont envoyé ces invitations par erreur !

Derrière ses lunettes noires, Prunille plissait le front. Le fiancé d’Esmé ? C’était le comte Olaf, sauf erreur. Il n’y avait rien de surprenant à le retrouver derrière une monumentale manigance, mais pourquoi diantre attirer Nero et les autres dans cet hôtel ?

La petite aurait bien aimé laisser traîner les oreilles un peu plus, mais l’ascenseur, avec un hoquet, s’immobilisa au neuvième, et elle dut reprendre son rôle de groom.

— Neuf, dit-elle, laconique.

— Neuf, singea Mr Nero.

Mais c’était machinal, car il tenait surtout à sortir de l’ascenseur le premier, quitte à bousculer tout le monde. Prunille se faufila sur ses talons et, de nouveau, guida ses clients jusqu’à la porte 954, qu’elle ouvrit – se hissant sur la pointe des pieds – d’un geste très professionnel.

— Puis-je quelque chose pour vous ? chevrota une voix cassée.

Et Prunille eut la surprise de reconnaître un nouveau personnage surgi de son jeune passé.

C’était un très, très vieux monsieur, avec de toutes petites lunettes sur le nez – plus petites encore, si c’est possible, que des rondelles d’olive verte. La première fois que les enfants avaient eu affaire à lui, ce vieux monsieur avait eu le crâne découvert, mais cette fois, à la surprise de Prunille, il l’avait empaqueté d’un turban rehaussé d’un rubis rutilant, vrai ou faux. Ce turban, ou son frère, Prunille l’avait déjà vu sur le crâne du comte Olaf déguisé en prof de gym. Mais que diantre faisait-il sur celui du vieux Hal, archiviste à la clinique Heimlich ?

— Puis-je quelque chose pour vous ? singea Mr Nero. Bien sûr que vous le pouvez, et même vous le devez ! Nous mourons de faim.

— Je n’avais pas saisi qu’il s’agissait d’une occasion triste, dit Hal, clignant des yeux derrière ses lunettes microscopiques.

— Si vous nous régalez, ce ne sera pas une occasion triste ! répondit Mr Rémora.

Hal fronça les sourcils comme si la réponse n’était pas la bonne, mais il guida ses trois clients vers une table, dans un coin du restaurant désert.

— Nous sommes fiers de servir ici une large gamme de mets en provenance des Indes, récita-t-il, distribuant les menus et versant à chacun un verre d’eau. L’histoire culinaire de cette région du monde est d’ailleurs passionnante. Lorsque les Britann…

— Je prendrai dix grammes de riz blanc, l’interrompit Mme Alose, un dixième d’hectogramme de crevettes vindaye, trois cents décigrammes de chana aloo masala, mille centigrammes de saumon tandouri, quatre samosas de dix-huit centimètres cubes chacun, cinq décilitres de lassi à la mangue et une sada rava dosai longue de dix-neuf centimètres virgule cinq.

Prunille espérait des remarques de Hal sur cette commande – tout lui était bon pour enrichir son savoir culinaire – mais le vieil homme se contenta de griffonner sur son bloc-notes, puis il se tourna vers Mr Rémora, qui fronçait le sourcil sur le menu.

— Je prendrai les bananes frites, résolut le professeur après mûre réflexion. Combien de bananes y a-t-il dans une portion ?

— Deux, monsieur.

— Mettez-m’en deux douzaines, alors. Ce qui m’en fera quarante-huit.

— Choix intéressant, commenta Hal. Et vous, monsieur ?

— Moi ? Un ballotin de chocolats ! ordonna Nero. Grand format !

Prunille se retint de sursauter. Elle avait presque oublié cette obsession pour les chocolats.

— Les chocolats ne font pas partie des mets traditionnels indiens, monsieur, dit Hal. Si vous ne savez pas quoi commander, permettez-moi de vous conseiller notre assortiment de plats variés.

— Permettez-moi de vous conseiller notre assortiment de plats variés ! singea Nero, fusillant Hal des yeux. Au diable vos traditions ! Je ne mangerai rien ! De toute manière, allez savoir ce qu’on risque avec des chocolats de provenance étrangère !

Hal fit mine d’ignorer cette remarque xénophobe – autrement dit, inspirée par la haine ou la crainte de l’étranger, Prunille s’en souvenait fort bien, Jérôme ayant expliqué ce mot aux trois enfants, quelques mois plus tôt.

— Vos commandes vous seront servies sous peu, dit-il seulement, hochant la tête. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je serai en cuisine.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je serai en cuisine, singea Nero, mais Hal avait déjà disparu derrière des portes battantes.

Alors le principal adjoint prit soin de poser son verre mouillé directement sur le bois de la table, afin d’y laisser une vilaine marque ronde, et il se tourna vers les deux professeurs.

— La coiffure de cet étranger me rappelle ce bon Mr Gengis, vous vous souvenez ?

— Bon Mr Gengis ? se récria Mr Rémora. Vous l’avez vu aimable une seule fois, vous ? D’ailleurs, sauf erreur, il s’agissait d’un criminel déguisé.

D’une main nerveuse, Mme Alose redressa sa perruque.

— Ce n’est pas parce qu’on est criminel, dit-elle, qu’on n’a pas le droit d’être bon ! Sans compter qu’il est bien normal, quand on a les autorités à ses trousses, d’être un peu à cran de temps à autre.

— À propos d’autorités aux troussés… commença Mr Rémora.

Mais le principal adjoint le fit taire d’un regard de glace.

— Plus tard, dit-il, et il se tourna vers Prunille. Groom, ordonna-t-il, sans même faire l’effort de cacher qu’il l’envoyait hors de portée de voix. Va donc nous chercher des serviettes de table. Ce n’est pas parce que je ne consomme rien que je n’ai pas droit à une serviette !

Prunille acquiesça, laconique, et fila vers les portes battantes. D’un côté, elle regrettait un peu de devoir s’éloigner de cette tablée juste au moment où ses convives semblaient sur le point de discuter de quelque chose d’important. D’un autre côté, en tant que chef en herbe, expression signifiant ici : « brin de fille ayant pris goût à l’art culinaire », il ne lui déplaisait pas d’aller jeter un coup d’œil en cuisine. Depuis le jour où la juge Abbott – Judy Sibyl Abbott, qui avait été un temps leur adorable voisine – avait emmené les trois enfants au marché acheter de quoi confectionner une mémorable sauce puttanesca, la petite se passionnait pour la gastronomie. Mais bien sûr il lui avait fallu attendre de tenir sur ses deux jambes pour mettre la main à la pâte.

Si vous n’avez jamais glissé le nez dans les cuisines d’un, restaurant, vous devriez envisager l’expérience. C’est un lieu qui regorge d’ustensiles insolites et d’ingrédients fascinants, et il est relativement facile de s’y faufiler, du moins si vous ne craignez pas de vous faire jeter dehors à la seconde même où vous serez repéré. Pourtant, lorsque Prunille entra dans la place, elle ne vit ni ustensile insolite ni ingrédient fascinant et ce, pour deux raisons combinées. D’abord, l’endroit était tout embué de vapeur, une vapeur exquisément odorante qui s’échappait d’une bonne douzaine de faitouts bouillonnant aux quatre coins de la pièce. L’air manquait donc de limpidité, mais là n’est pas la principale raison pour laquelle Prunille ne vit rien. La vérité est qu’une conversation était en cours dans la pièce, conversation entre deux personnages impénétrables, or ce qui se disait là était plus captivant encore que n’importe quel ustensile ou ingrédient de la cuisine indienne traditionnelle.

— J’ai des nouvelles de J. S., chuchotait Frank ou Ernest à l’oreille de Hal.

Tous deux tournaient le dos à Prunille. À la faveur d’une volute de vapeur, Prunille se coula tout près d’eux, entre deux fourneaux.

— J. S. ? s’étonna Hal. Elle est ici ?

— Elle est ici. Pour donner un coup de main. Elle a observé le ciel avec son vidéo-détecteur céleste et, malheureusement, elle est d’avis que nous allons tous manger du corbeau.

— Manger du corbeau ? répéta Hal. Comme ma grand-mère disait : « manger son chapeau » ? Alors là, j’en suis bien navré. Le corbeau est un oiseau dur à cuire, parce que sa viande est fort coriace, à voyager comme il le fait.

Prunille réfléchit très fort. « Manger du corbeau », elle le savait, signifie grosso modo : « subir une défaite et l’admettre ». Combien de fois avait-elle entendu cette expression dans la bouche de sa mère, lorsque ses parents jouaient au tric-trac, tous les deux ? « Bertrand, disait Mrs Baudelaire après le jet de dés qui assurait sa victoire, tu vas manger du corbeau, mon cher ! » Là-dessus, elle se jetait sur le père de Prunille pour le chatouiller sans merci, et les trois enfants à leur tour s’écroulaient sur leurs parents, en petit tas hurlant de rire.

Mais dans le cas présent, curieusement, Hal semblait faire allusion à une réelle consommation de corbeau. Et même si Prunille, à tout prendre, préférait le corbeau, surtout en gibelotte, au chapeau de feutre ou de paille, cru ou cuit, elle commençait à se demander si ce restaurant ne cachait pas d’étranges choses.

— Oui, c’est bien fâcheux, concédait Frank ou Ernest. Si encore nous avions de quoi mettre un peu de douceur dans ce plat. J’ai ouï dire que certains champignons avaient refait surface.

— Hmm, fit Hal, impénétrable. Du sucre vaudrait mieux.

— D’après nos calculs, le sucre devrait passer à la laverie peu après la tombée de la nuit, poursuivit le gérant, non moins impénétrable.

— Ravi de l’apprendre, dit Hal. Je commence à fatiguer un peu. Savez-vous combien de feuilles de laitue fraîche il m’a fallu envoyer là-haut, sur ce toit en terrasse ?

Frank ou Ernest plissa le front :

— Dites-moi, souffla-t-il, plus bas que jamais. Êtes-vous bien qui je pense ?

— Et vous ? répondit Hal tout aussi bas. Êtes-vous bien qui je pense ?

Prunille tendit le cou pour tendre l’oreille, dans l’espoir d’apprendre si Frank ou Ernest faisait allusion au champignon nommé « fausse golmotte médusoïde » et si Hal faisait allusion au mystérieux sucrier. Las ! à sa grande horreur, ce léger mouvement fit craquer le plancher, si bien que Hal et Ernest – ou peut-être Frank – se retournèrent comme un seul homme et ouvrirent de grands yeux sur la toute-petite, à travers la nuée de vapeur.

— Et toi, s’écrièrent-ils en chœur, es-tu bien qui je pense ?

L’énorme avantage du laconisme, c’est qu’il vous évite les ennuis que peuvent attirer les mots malheureux. Un auteur laconique – par exemple un poète produisant un haïku tous les dix ans – risque peu de déplaire à quiconque. Alors qu’un auteur qui vient de rédiger douze ou treize livres dans un laps de temps record risque fort de se retrouver, un jour ou l’autre, recroquevillé sous la table basse d’un criminel notoire, retenant son souffle et priant le ciel pour que nul ne remarque que le jeu de tric-trac a la tremblote et que le tapis se noircit d’une curieuse tache évoquant de l’encre. Dans ces occasions, on se demande si certains exercices littéraires en valent réellement la peine – mais je m’égare une fois de plus, revenons-en à Prunille, cherchant que répondre à une épineuse question.

Si la toute-petite, au lieu d’opter pour le laconisme, avait choisi de noyer le poisson par un joyeux babil, elle aurait été en peine d’imaginer une réponse adaptée. Par exemple, répondre : « Prunilaire mayday », ce qui était sa façon à elle de dire : « Oui, je suis Prunille Baudelaire, mes aînés et moi avons besoin de votre aide pour démêler ce qui se trame dans cet hôtel et faire parvenir nos conclusions à nos amis de V.D.C. », ne pouvait convenir que si elle avait affaire à Frank. Dans le cas contraire, c’était se jeter dans la gueule du loup. Mais si elle répondait : « No habla esperanto », autrement dit : « Désolée, je ne comprends pas votre question », la réponse ne valait que si elle avait affaire à Ernest. Car, s’il s’agissait de Frank, elle se privait sottement de son secours.

Par-dessus le marché, la présence de Hal compliquait encore les choses. Les trois enfants avaient travaillé pour lui, brièvement, aux Archives de la clinique Heimlich, mais ils avaient quitté cet employeur de façon un peu précipitée. Hal avait cru les jeunes Baudelaire responsables de l’incendie ayant ravagé ses chères Archives, et Prunille ignorait s’il leur gardait une dent, expression signifiant ici : « s’il comptait parmi leurs ennemis jurés », ou si, malgré tout, il était plutôt de leur côté, celui des volontaires et de V.D.C.

Tout cela était horriblement compliqué, plus compliqué encore que ma façon de raconter, mais Prunille, par bonheur, avait opté pour le laconisme, et une réponse laconique suffisait.

— Groum, dit simplement la petite, et c’était largement assez.

Du regard, Hal consulta Frank ou peut-être Ernest, et Ernest, ou peut-être Frank, lui répondit du regard. Les deux hommes échangèrent un hochement de tête et, comme un seul homme, gagnèrent le fond de la cuisine où se dressait un grand placard. Hal ouvrit le placard et en sortit un étrange objet qu’il tendit à Frank ou Ernest, lequel l’inspecta brièvement et le tendit à Prunille. On aurait dit une énorme araignée de métal, tout hérissée de fils tortueux, avec une sorte de clavier alphabétique au milieu.

— Sais-tu ce qu’est ceci ? s’enquit le gérant.

— Oui, répondit la benjamine des Baudelaire.

Prunille n’avait encore jamais vu pareil accessoire, du moins pas de ses yeux, mais ses aînés lui avaient décrit l’étrange système de verrouillage observé dans les monts Mainmorte. Sans le génie de Violette pour la mécanique et sans les connaissances de Klaus en matière de littérature russe, jamais ils n’auraient pu déverrouiller ce cadenas, ni libérer Prunille des griffes du comte Olaf.

— Prends-en bien soin, lui dit Frank ou Ernest. Lorsque tu places cet engin sur la poignée d’une porte de cet hôtel et que tu tapes les lettres V, D, C, cette porte se retrouve cadenassée par verrouillage à digicode culturel. À présent, tu vas prendre l’ascenseur, descendre au sous-sol et aller verrouiller de la sorte la porte 025.

— C’est la laverie de l’hôtel, vois-tu, enchaîna Hal, scrutant la petite à travers ses lunettes minuscules. Comme la plupart des laveries, buanderies, blanchisseries et autres, cette pièce comporte une bouche d’aération, équipée d’une manche pour évacuer la vapeur au-dehors.

— Et si quelque chose venait à tomber du ciel sous l’angle voulu, compléta Frank ou Ernest, ce quelque chose pourrait choir dans la manche d’aération et aller rouler dans la pièce. Et si ce quelque chose était précieux, très précieux, alors il vaudrait mieux que la porte soit hermétiquement close, afin que ce quelque chose ne se retrouve pas dans de mauvaises mains.

De quoi parlaient-ils, tous deux ? Prunille n’en avait aucune idée, et elle regrettait bien de ne pouvoir disparaître à nouveau dans la vapeur et, peut-être, en apprendre plus. Mais elle referma ses petites mains gantées sur l’étrange cadenas. L’heure n’était plus à la flânerie.

— Je te sais gré pour ton aide, groom, lui dit Frank, ou peut-être Ernest – ou peut-être un autre, qui sait ? Tout le monde n’a pas le cran voulu pour prêter main-forte à ce genre de plan.

Alors, avec un hochement de tête laconique, Prunille tourna les talons. En silence elle franchit les portes battantes, en silence elle retraversa le restaurant – sans même ralentir pour glaner des bribes du conciliabule des trois enseignants –, en silence elle rouvrit la porte 954 pour regagner le couloir et l’ascenseur.

Mais tandis qu’elle prenait le chemin du sous-sol, son silence fut fracassé d’un coup – ou, plutôt, de trois coups – par un son unique entre tous.

L’horloge de l’hôtel Dénouement est à elle seule une légende, expression signifiant ici : « planétairement réputée pour sa capacité à faire sursauter une armée ». Nichée sous le dôme de la réception, elle sonnait les heures avec tant de fougue que chacun de ses coups s’en allait vibrer, véhément, prolongé, jusqu’au fin fond du plus reculé des recoins de l’établissement. Mais plus frappant encore en était le timbre singulier, tel qu’on aurait juré entendre, pour chaque coup, certain mot très courant prononcé de façon péremptoire. En cet instant de mon récit, il était trois heures de l’après-midi, et partout dans le bâtiment, du sous-sol au solarium, du pignon nord au pignon sud, chacun pouvait entendre l’énorme cloche décréter lentement par trois fois, implacable et catégorique : NoN !… NoN !… NoN !…

Dans l’ascenseur où elle venait d’entrer, l’étrange cadenas sinistrement lourd entre ses petites mains gantées, la benjamine des Baudelaire sentit son cœur sombrer. Et si c’était à elle en personne que s’adressait cette horloge ? Si c’était à elle, Prunille, qu’elle disait sa désapprobation, en professeur inflexible dont l’élève a tout faux ? Car la petite avait beau s’être appliquée de son mieux, elle soupçonnait que ce mieux-là ne valait pas grand-chose. Elle avait ouvert l’œil et le bon, mais avait-elle démêlé auquel des frères ennemis elle avait eu affaire ? NoN ! Elle avait laissé traîner les oreilles, mais savait-elle ce que faisaient ici deux professeurs de collège et un proviseur adjoint plus que louche ? NoN ! Plus grave encore, elle s’apprêtait à aller verrouiller une porte dans un but qui lui échappait, mais était-elle certaine de bien agir, ce faisant ? NoN !

À chaque coup d’horloge, Prunille sentait peser sur elle plus encore le doute et la réprobation. Lorsqu’elle atteignit la porte 025, une lingère à la longue crinière blonde et au tablier tout fripé sortait justement de la pièce. Avec un petit salut de la tête, l’inconnue referma la porte et s’éloigna d’un pas traînant. Prunille la regarda disparaître, puis elle plaça sur la poignée de porte le gros cadenas à digicode. Elle espérait vivement que ses aînés avaient plus de succès qu’elle dans leurs missions. Car, de son côté, songeait-elle en tapant avec soin V, D, C, tout allait affreusement de travers. Et décidément non, trois fois non, elle n’avait jusqu’ici rien fait de bon.

 

Le Pénultième Péril
titlepage.xhtml
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Snicket,Lemony-[Orphelins Baudelaire-12]Le Penultieme Peril(2005).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html